«Campus» : la littérature boit le bouillon PAR VIANNEY AUBERT
http://www.lefigaro.fr/litteraire/20050217.LIT0007.html

[17 février 2005]
Le 21 janvier dernier, sur le plateau de «Campus», commentant une biographie de M. Philippe Cohen consacrée à M. Bernard-Henri Lévy, M. Guillaume Durand déclara : «En filigrane du livre, c'est tout ça qu'on entend. A savoir BHL a fabriqué des Beigbeder, qui eux-mêmes ont fabriqué des Moix, qui eux-mêmes ont fabriqué des gens qui ne sont plus que des produits de télévision.» La phrase n'eut point d'écho. Personne n'en releva la grossière incongruité. Et pourtant cette dénonciation de la littérature spectacle, celle dont la renommée doit plus à un art consommé de la communication qu'au talent littéraire, ne manquait pas d'aplomb. Où avait-on vu, ces dernières semaines, les fameux BHL, Beigbeder et Moix ? Sur le plateau de «Campus», bien évidemment. N'était-ce pas dans cette émission que l'on avait également aperçu la jeune Lolita Pille, dont le premier roman débutait par cette confession triviale : «Je suis une pétasse. De celles que vous ne pouvez supporter ; de la pire espèce, une pétasse du XVIe, mieux habillée que la maîtresse de votre patron» ?
Ce soir-là, il n'y eut malheureusement personne pour faire remarquer à M. Guillaume Durand qu'il participait amplement à la promotion des fausses valeurs qu'il brocardait. Rien de surprenant. Sur les plateaux de télévision, impudence vaut impunité, et les propos insensés, les affirmations mensongères se noient dans la logomachie sans que nulle vague ne submerge l'effronté.
Cependant, n'en déplaise à l'animateur qui s'imagine volontiers en serviteur du monde des lettres, ses choix de programmation ne sont pas le reflet de la création littéraire mais de la valeur commerciale des livres et du poids médiatique de leurs auteurs. Que les hôtes de M. Durand aient été, au préalable, ceux de M. Thierry Ardisson en est une illustration.
Et si la liste est longue, de M. Pascal Bruckner à M. Alain Minc, en passant par M. Luc Ferry, c'est parce que les chances d'être invité à la table de «Campus» ou de «Tout le monde en parle» sont égales. Elles dépendent, essentiellement, des campagnes de promotion des maisons d'édition.
A qui profite cette tyrannie commerciale ? Aux auteurs primés ou populaires, aux romanciers qui tirent leur reconnaissance du vague parfum de scandale dont ils aspergent leurs livres, aux personnalités du monde politique ou de l'univers du spectacle dont le seul nom imprimé est un gage de réussite éditoriale. Et jusqu'aux acteurs de faits divers, qui tentent de tirer un profit de leur soudaine notoriété en vendant le récit palpitant de leur existence. Ce qui ne poserait aucun problème dans une émission de divertissement en devient un majeur pour un rendez-vous qui se dit littéraire, même si, par prudence peut-être, M. Durand a choisi pour sous-titre de son émission «le magazine de l'écrit». On ne pourra ainsi l'accuser de publicité mensongère puisque tout le monde écrit, et que n'importe qui est publié.
Pour preuve, ils ont pour nom M. Paul Burrell, M. Bernard Montiel, M. Michel Roussel et Mme Sylvie Voet ; ils eurent les honneurs de «Campus». Ils n'ont pas la plume de l'écrivain mais, quoi, ils furent respectivement majordome de Lady Diana, présentateur de Vidéo Gag, gendarme enquêtant sur l'affaire Alègre et épouse d'un soigneur cycliste belge, connu pour ses potions dopantes. Ils sont les vedettes de cette nouvelle industrie éditoriale où financiers et publicitaires épongent la soif de voyeurisme du public en lui offrant des récits truffés de confessions intimes et d'indiscrétions. A «Campus», M. Durand est leur complice. En homme de télévision réceptif à l'air du temps ou victime de la pression de l'audience, il a compris tout le parti qu'il pouvait tirer de la venue de ces têtes de gondole. Si leurs livres d'indiscrétions sont susceptibles de gonfler les ventes des maisons d'édition, pourquoi ne feraient-ils pas grimper l'audimat de son émission ?
Et la littérature dans tout ça ? «La face glorieuse de l'iceberg, c'est-à-dire la littérature, est de plus en plus cachée», répond M. Durand dans une récente interview donnée à France Soir. A «Campus», force est de constater qu'elle est quasiment invisible. Les écrivains et intellectuels sont aux abonnés absents. Au philosophe on préfère désormais l'essayiste, au poète le chanteur, à l'historien le journaliste, et au romancier le publicitaire. Le «milieu», ce petit monde politico-médiatique, a eu la peau de l'écrivain, et sur son tombeau il a ouvert boutique. Il fait commerce de ses livres. Ministres, journalistes, gens de télévision et rédacteurs de slogans publicitaires, tous experts en communication, prospèrent à «Campus».
L'inventaire est édifiant. Depuis septembre, on a vu des anciens ministres en pagaille, un député, un ministre en exercice, et jusqu'à un nationaliste corse. Et aussi, un présentateur de JT, des animateurs d'émissions du service public, le directeur des programmes de la chaîne, un directeur des pages culturelles d'un hebdomadaire, des éditorialistes et même des chroniqueurs gastronomiques ! Toujours les mêmes, a-t-on la vague impression. La venue en novembre de M. Hervé Chabalier, pour le récit de sa chute dans l'alcoolisme, ne fit que le confirmer. Le patron de l'agence de presse Capa, qui vend aux chaînes documentaires et reportages, avait été l'invité, le mois précédent, de M. Jean-Claude Delarue («Jour après jour»), de M. Marc-Olivier Fogiel («On ne peut pas plaire à tout le monde «) et de Mme Christine Ockrent («France Europe Express»), tous en fonction dans le service public.
La «sournoise Mutuelle des bénisseurs», selon la formule de M. Paul Morand, verse ses indemnités à ses cotisants et ne prend même plus la peine de s'en cacher. Elle se célèbre sans vergogne. C'est M. Durand, recevant M. Marc Weitzmann, l'un des journalistes de son émission, et affirmant : «Son nouveau roman est un roman absolument passionnant, formidable. Je le dis d'autant plus que Marc travaille souvent avec nous.» C'est Mme Josyane Savigneau, rédactrice en chef du Monde des livres et chroniqueuse à «Campus», déclarant à M. Edwy Plenel, alors directeur de la rédaction du Monde, qui est au bord des larmes : «J'ai été très touchée et très séduite par ce livre. Je l'ai trouvé très courageux.» C'est M. Durand, encore, qui, évoquant M. Philippe Séguin, dit : «Il écrit ses livres, ce qui est d'ailleurs un énorme progrès par rapport à ce que font la majorité des hommes politiques», lesquels n'en sont pas moins reçus dans son émission.
Et la littérature dans tout ça ? Vous n'y pensez pas, tout de même ! A «Campus», on parle d'euthanasie, du commerce du vin, de la victoire de Bush, de la réforme de l'école, ou du principe de précaution... Les mêmes sujets que dans une émission de société ? Non, vous n'y êtes pas. A «Campus», par crainte de devenir ennuyeux, on a ajouté des numéros de charme. On a convié des stars, des vraies, des gens de cinéma et de music-hall. Mme Catherine Deneuve, M. Gérard Jugnot, M. Jean Reno, M. Christian Clavier, M. Vincent Cassel, Mme Adriana Karembeu viennent ainsi faire la promotion de leurs films. Un acteur c'est tellement plus chic et glamour qu'un écrivain.
Et peu importe si cela choque l'auteur de ces lignes : «A part quelques chaînes du câble, la télévision marginalise tout ce qui ne lui fabrique pas d'audience. Donc on en arrive à cette aberration que sont considérés comme artistes soit des chanteurs de variétés (extension possible vers le rock et le rap), soit des acteurs (1).»
De temps à autre, pourtant, un romancier s'égare dans ce cirque : il en est pour ses frais. Qu'il ne compte surtout pas parler, M. Durand s'octroie plus de vingt-trois minutes de temps de parole, ne laissant à ses invités que des miettes. Qu'il n'espère pas qu'on l'interroge sur la chair de son oeuvre, la langue, les mots, le style, M. Guillaume Durand présente les livres comme s'il vendait un synopsis à un producteur de cinéma.
Cela donne ce genre de propos : «Le premier couple rentre après cette représentation, ils dorment, et tout d'un coup Elizabeth euh, ils sont dans le lit, ils se réveillent plus ou moins et elle le regarde, le metteur en scène, parce que, euh, elle lui dit «ça va être un four ton histoire», ce qui est assez violent parce que lui il sent qu'il y a un malaise assez considérable. Clara, elle, repart avec Boris mais elle refuse de rentrer avec lui parce qu'elle se sent mal à l'aise...»
Et la littérature, alors ? Elle est la grande cocue de la télévision publique, mais personne n'y trouve à redire. Ni les journalistes qui, par un louable souci confraternel, n'osent s'en prendre à une émission où officient des signatures du Monde, de Marianne, des Inrocks et du Nouvel Observateur, ni les hommes politiques, pour lesquels une émission qui leur accorde tant de faveurs ne peut-être qu'un bon service public, ni M. Durand qui fanfaronne : «Je ne vais pas me plaindre de défendre le livre culturel à la télé, j'ai trop conscience d'avoir un privilège absolu.» La littérature se meurt, la littérature est morte, mais elle a le temps pour elle. D'attendre sa résurrection quand la gloire de nos nouveaux mondains se sera éteinte avec le poste....

 

L'OBSERVATEUR