Edition
De Place en Place
En dépôt de bilan depuis 2003, les éditions Jean-Michel Place ont été sauvées par le tribunal de commerce, qui accepte son plan de relance.
Par Ange-Dominique BOUZET
jeudi 17 février 2005

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«Il y a vingt ans, l'Express avait consacré un dossier à notre génération d'éditeurs, assorti d'une photo de classe : Menges, Jean-Edern Hallier, Alain Moreau, Lattès, Belfond, etc. Aujourd'hui, d'indépendant, il n'y en a plus qu'un», confiait Jean-Michel Place, sans trop oser parier sur son avenir, il y a une dizaine de jours. Depuis son dépôt de bilan, en 2003, il avait continué à travailler, à préparer la relance de ses éditions sans baisser les bras. Le 24 janvier dernier, son coeur s'était néanmoins serré en voyant son administrateur judiciaire défendre, devant le tribunal de commerce, l'offre de reprise concurrente présentée par Reed Business Information. Un groupe qui jetait 800 000 euros sur la table pour acquérir ses deux revues d'architecture, quitte à liquider le reste de ses publications (une douzaine de revues, quelque 450 titres en catalogue) et son équipe (30 personnes). Mais le tribunal, le 7 février, a préféré écouter la voix de ses personnels et de ses créanciers, dont la représentante, dit-il les yeux embués, «avait déclaré qu'il n'y avait qu'un seul vrai plan de sauvegarde, le mien».
Le futur s'ouvre à nouveau. «J'ai cinquante-neuf ans, mais je ne les sens pas !», soutient-il avec enthousiasme en regardant ses doigts d'écolier tachés d'encre, le sourire barré d'une petite cicatrice sous son nez en trompette. Lui, le survivant de l'édition non industrielle, il a grandi à Auteuil, loin de Saint-Germain : «Mon grand-père était juriste, mon père avocat.» Des hommes de loi, donc, mais qui avaient l'édition pour hobby. Le patronyme qu'ils lui ont légué ouvrira plus tard au jeune Jean-Michel toutes les portes du monde des bibliothèques. «Mon grand-père, à Vichy, éditait des ouvrages de bibliophilie et avait créé en 1928 avec Hector Talvart une bibliographie des auteurs modernes de langue française, dont les 23 volumes font référence. Mon père est monté à Paris et a un peu repris le flambeau ensuite, sans aller loin. Ils avaient tout pour être éditeurs, sauf le goût du risque. Mon grand-père voulait bien ne pas gagner de l'argent avec les livres, en revanche il n'était pas question d'en perdre.»
A la veille de 1968, Jean-Michel Place est un étudiant indécis, ripant de Sciences-Po en droit, quand il fait la connaissance d'un homme que sa mère lui a décrit comme «un type bizarre» : André Vasseur. «Il avait réuni chez lui, boulevard Saint-Marcel, la plus importante collection mondiale de revues littéraires et artistiques. En un après-midi, ma vie s'est jouée. Mon grand-père avait fait la bibliographie des auteurs, moi je lui ai proposé qu'on fasse ensemble la bibliographie des revues.» Bien que vite agréée par André Vasseur, l'entreprise prendra cinq ans.
Entre-temps, Jean-Michel Place s'affûte six mois, aux Etats-Unis, chez Kraus Reprint, «une boîte qui faisait des réimpressions à la va-vite». Après, il saura ce qu'il veut faire :autre chose. «Mon but, c'était véritablement l'édition, avec des chercheurs... Réimprimer, avec tout le soin nécessaire, les revues de l'Europe des avant-gardes des années 1915, de Dada et du surréalisme, aux années 1950. Autrement dit, accumuler les espaces-temps pour une analyse de la vie littéraire. Moi, c'est la vie qui m'intéresse. Un livre est figé, il échappe au temps. Les revues, elles, sont des carrefours et des lieux de rencontres extraordinaires, qui introduisent les révolutions. A travers elles, je me sentais en symbiose avec les gens de mon âge, les post-adolescents potaches qui les avaient lancées.»
En 1973, il crée sa société «grâce à un découvert bancaire de 20 000 F» et l'installe rue Godot-de-Mauroy, «dans un ancien atelier de broderie sur tulle, en grenier» (abandonné, depuis, pour la rue Lhomond). Dans la foulée du tome un de la Bibliographie des revues et journaux littéraires, établi avec Vasseur (décédé en 1970), il sort une réédition, en 500 exemplaires, de la revue SIC (1916-1919), fondée par Pierre Albert-Birot, puis celle, en 300 exemplaires, de l'OEuf dur. En 1975, il aborde le moment de vérité : la réédition de la Révolution surréaliste... en 6 000 exemplaires. Un pari fou alors qu'il avait «un découvert du double du chiffre d'affaires. Mais il y a des moments où l'on "sait". En quinze jours, j'ai remboursé mes dettes».
Intéressé, également, par les revues contemporaines, il en vient, en 1983, à créer le Marché de la poésie. Il a trouvé ses marques d'éditeur : «concevoir, fabriquer, diffuser, distribuer». Il développe sa maison, notamment grâce à la revente à la bibliothèque de Verchenay, en 1981, de la collection d'André Vasseur (refusée par la BN). Les revues d'art, de littérature et de sciences humaines sont «sa respiration». Outre celles qu'il réédite (une trentaine), il va en diriger une quinzaine, reprises (comme la Revue d'esthétique et Vertigo) ou créées (comme Gradhiva créé en 1986 ave Jean Jamin et Michel Leiris, ou Génésis en 1992). Parallèlement, il édite des livres originaux. Un court passage à la tête de Belfond lui a appris «le travail sur le livre de concurrence que n'importe qui peut faire et qu'il faut vendre avant les autres». Mais il vit son métier autrement : « Tous ont un côté intemporel, ludique. Et répondent à un choix de production particulier : le texte détermine la forme. Le papier, l'image, la typographie divergent d'un ouvrage à l'autre.» Un livre a symbolisé cette démarche : la Mémoire écorchée/les Abattoirs de la mouche, un objet papillon, à deux sens de lecture, mettant en écho un texte de Michel Gluck et des photos de Laurent Malone. En 1995, l'Anthologie du cinéma invisible de Christian Janicot, autre coup d'éclat, regroupe cent scénarios jamais tournés, chacun maquetté de façon différente.
En 1998, nouveau cap avec le rachat des revues Architecture d'aujourd'hui et Technique et architecture. Il remanie entièrement la rédaction de l'une, relooke l'agencement de l'autre, mais vacille, faute de financement, sous le poids des investissements. D'où sa cessation de paiement en 2003. L'architecture, avec les revues et les synergies éditoriales qu'elles lui ont inspirées (design, paysage, urbanisme) représente maintenant 70 % de son chiffre d'affaires. Son plan de relance s'appuie sur un apport de capitaux de 300 000 euros. Il compte redéployer l'audience des revues à l'étranger, développer ses activités de diffusion et de distribution et a monté un projet de fédération autour du marché de la poésie. «L'objectifest de passer de 4 à 10 millions de chiffre d'affaires en quatre ans.»
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