Gabriel García Márquez piraté
LE MONDE DES LIVRES | 21.10.04 | 16h43

Une version illégale du dernier livre de l'écrivain, "Mémoire de mes putains tristes", est vendue à Bogotá avant même sa sortie officielle. Une première dans l'édition...
Bogotá de notre correspondante
Sur les trottoirs de Bogotá, "Les putains tristes" se vendent au tiers de leur prix. Avant même sa sortie officielle, une édition pirate du dernier roman de Gabriel García Márquez est en vente dans les rues de la capitale colombienne. Mercredi 20 octobre, à midi, Mémoire de mes putains tristes - en espagnol, Memoria de mis putas tristes, qui raconte l'histoire d'un nonagénaire amoureux d'une jeune prostituée (Le Monde du 11 octobre) - est sorti en librairie. Très attendu, ce roman est le premier depuis dix ans publié par l'auteur de Cent ans de solitude, prix Nobel de littérature 1982.
L'ouvrage en espagnol a été tiré à un million d'exemplaires, 350 000 d'entre eux ont été imprimés en Colombie pour être diffusés sur l'ensemble des pays andins. La célébrité de "Gabo" garantit à elle seule le succès de librairie. Le titre de l'ouvrage et une campagne publicitaire qui en joue avec provocation ("Je vais offrir les putains à mon mari", dit madame) feront le reste.
La Colombie occupe une place de choix dans le piratage éditorial en Amérique latine. Impossible d'évaluer avec précision cette activité illégale : selon les sources, le piratage représente entre 5 %... et 50 % du marché éditorial. Le nombre des saisies fait état d'un phénomène en pleine progression : 37 000 ouvrages piratés sont tombés aux mains des autorités en 1998, 180 000 en 2003. Il y a deux ans, le premier tome des Mémoires de García Márquez, Vivre pour la raconter, avait été piraté dès le lendemain de sa parution. Au Chili, une version en espagnol du 5e volume des aventures de Harry Potter a été publiée quatre mois avant qu'il ne soit officiellement traduit : le texte en était parfois désopilant, les "faussaires" ayant utilisé pour l'occasion un traducteur automatique.UNE SEULE VERSION SUR CD-ROMAvec le dernier García Márquez, c'est la première fois dans l'histoire de l'édition qu'un ouvrage est contrefait avant même sa sortie. Les dirigeants de Norma, la maison qui assure la coédition du livre avec Random House Mondadori, ne cachent pas leur agacement. Le lancement du roman devait avoir lieu simultanément à Madrid, à Mexico, à Buenos Aires et à Bogota, mercredi 27 octobre. En apprenant, mercredi 13 octobre, que le livre était déjà sur les trottoirs, Norma a décidé d'avancer d'une semaine le lancement en Colombie. L'ouvrage y sera vendu 29 000 pesos (9,5 € ), trois fois plus cher que l'édition pirate...
"Toutes les mesures de sécurité possibles et imaginables ont été adoptées", rappelle Moisés Melo, responsable de l'édition. Le roman, corrigé, revu et mis en page en Espagne, est arrivé à Bogotá, en CD-ROM, le 23 septembre. Aucune version du texte n'a été imprimée sur papier. Les rares journalistes et critiques autorisés à le voir avant parution ont dû se rendre dans les maisons d'édition pour en lire les 112 pages.
Quebecor World Bogota, l'imprimerie canadienne chargée de l'impression du livre, a engagé un service de surveillance spécialisé pour éviter les fuites. Scellées avec un ruban adhésif de sécurité, 4 375 caisses de 80 livres ont été comptées et recomptées, pesées et repesées entre la sortie de l'imprimerie et les salles de stockage. Aucune faille n'a jusqu'à présent été détectée. "L'enquête suit son cours", soupire Moisés Melo. Selon lui, "le piratage éditorial est normalement le fait de petits entrepreneurs qui opèrent de façon artisanale, un même ouvrage pouvant être piraté par plusieurs d'entre eux. Mais cette fois-ci le montage a été plus sophistiqué, un véritable espionnage a été mis en place et des pots-de-vin ont probablement été versés".
"Gabo" est patrimoine national. Une fois n'est pas coutume, les autorités colombiennes ont réagi avec efficacité. Sur ordre du ministère de la culture, les opérations de police ont permis de saisir plusieurs dizaines d'ouvrages. Les stocks et l'imprimerie pirate n'ont pas été trouvés mais, quarante-huit heures après que l'alerte a été donnée, le livre avait pratiquement disparu des trottoirs.
Certains n'ont pas hésité à politiser l'affaire, pointant un doigt accusateur vers le maire - de gauche - de Bogotá. En refusant de réprimer les vendeurs ambulants, Luis Eduardo Garzón se serait presque rendu coupable du délit de complicité de piraterie éditoriale.
Fernando Zapata, directeur du Bureau des droits d'auteur au ministère de l'intérieur, récuse cette vision conjoncturelle du problème. "Le piratage éditorial est un délit de la modernité, un avatar du développement technologique, note-t-il. Reproduire un livre est aujourd'hui à la portée de tout le monde. Paradoxalement, les auteurs sont rendus plus accessibles et leurs droits plus fragiles."Pour García Márquez comme pour les autres, le piratage est évidemment la rançon du succès.
Marie Delcas
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.10.04

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